dimanche 6 mars 2011

"Tokyo Freeters", les travailleurs précaires au Japon

Il y a un mois, Arte a diffusé un documentaire intitulé « Tokyo Freeters » (2010, réalisé par Marc Petitjean) qui décrit le quotidien de deux millions de Japonais : les « freeters ».
Contraction de l'anglais «free», "libre" et de l'allemand « arbeiter », "travail", ce néologisme des années 1980 désigne à l’origine de jeunes Japonais qui, pour ne pas s’enfermer dans un travail aliénant en entreprise, avec heures supplémentaires et hiérarchie insupportable, choisissent d’aligner les petits boulots, pour un style de vie plus flexible et qui laisse plus de place au temps pour soi. J'en avais déjà un peu parlé avec le drama "Freeter, ie wo kau".

Le problème, c’est qu’aujourd’hui, en 2011, être freeter est rarement un choix. Avec les crises économiques successives, les entreprises japonaises ont été fort aises de pouvoir embaucher des travailleurs précaires pour des salaires ridiculement bas. Le travail temporaire, à temps partiel, sans garantie, s’est donc répandu et représente aujourd'hui, d'après le documentaire, 34% du marché du travail. A titre de comparaison, en France, c’est 13%.

Il est très facile de devenir freeter. Le chemin normal pour un Japonais qui peut faire des études, c’est de chercher un emploi en 4ème année d’université, d’avoir une promesse d’embauche, et d’intégrer une entreprise. Si on loupe une marche, ou si le premier job ne plaît pas  et qu’on veut en changer, l’alternative est souvent de prendre le premier job temporaire qui passe. Et après, les grandes entreprises ne veulent plus de vous. Vous êtes un freeter.

Être freeter, c’est avoir à peine de quoi vivre : et quand on a de quoi manger, on n’a parfois pas de quoi se loger. Le documentaire montre un jeune homme qui dort dans des cybercafés, mais j’en ai aussi connu qui habitent à l’année dans des guesthouses à 12 personnes par « chambre ».

Être freeter, c’est ne pas voir l’avenir suffisamment loin devant soi pour fonder une famille. Quand le gouvernement japonais bombarde les femmes enceintes de primes pour enrayer la dénatalité, il pourrait aussi voir le problème sous cet angle... 

Être freeter, c’est être doublement stigmatisé : ceux qui ne font pas partie d’une entreprise ne sont pas reconnus comme membres à part entière de la société. Ils font partie des «losers». Mais en plus, la vague des freeters étant au départ teintée d’hédonisme, leur image est très dévalorisée. Ils sont vus par les media, et par leurs parents, comme des feignasses qui ne veulent pas travailler, qui ne participent pas à l’avancée économique du pays, qui vivent égoïstement pour leur propre plaisir… Alors qu’ils ne font en grande majorité que subir la situation. On leur dit que c’est de leur faute, en gros.

Accablés par l’opinion commune, ils sont peu nombreux à se rebeller, à revendiquer des droits ou des salaires plus élevés. Le documentaire montre les initiatives de certains : syndicats de freeters, manifestations, associations de magasins « alternatifs » à Kôenji (quartier de Tokyo) : boutiques de récup’, bars, etc. Une jeune auteure activiste, Karin Amamiya, passe (un peu) à la télé, écrit des manifestes de cette jeunesse qui ne veut plus se faire écraser et culpabiliser. Elle a, d’après le documentaire, contribué à remettre au goût du jour le roman prolétarien de 1929  «Le  Bateau-Usine », de Kobayashi Takiji, qui décrit la vie de pêcheurs de crabe surexploités qui se révoltent contre leurs employeurs. Comme un écho à la situation d’aujourd’hui, de 5000 exemplaires vendus par an en moyenne, on approcherait aujourd’hui le million de ventes par an.

Le documentaire interroge les solutions, les portes de sortie : un nouveau style de vie ? Oui, mais lequel ? Être pauvre, et c’est tout ? Réinventer la société, comment ? Dans la société japonaise où une seule voie, tracée toute droite, est considérée comme légitime, ceux qui empruntent les chemins de traverse se font de plus en plus nombreux. Cependant, les manifestations restent faibles, et la visibilité des mouvements de révolte est mineure.La prise de conscience a encore une ampleur très réduite. 

Même si ce documentaire a des défauts, fait des raccourcis un peu rapides (la société japonaise serait si compétitive que personne n’aurait jamais confiance en personne... faut quand même pas exagérer), allez le voir si vous le pouvez. Il sera diffusé à la Maison de la Culture du Japon à Paris le 16 mars à 21h ( 101 Bis Quai Branly, Métro Bir-Hakeim). Sinon, on le trouve sur Internet… en cherchant, quoi.


Si vous voulez en lire plus :


1 commentaire:

  1. Excellent documentaire, qui fait vraiment l'état des lieu d'un Japon qui va avoir besoin de repenser intégralement son système de fonctionnement, depuis l'éducation - où la "compétition règne" mais où rien n'est fait pour apprendre à penser ou travailler par soi même - jusqu'au fonctionnement des entreprises, le système de recrutement et bien d'autres points.

    L'incompréhension entre les baby boomers et les jeunes est vraiment palpable au Japon, d'ailleurs je me suis toujours amusé de cette manière qu'ont beaucoup de baby boomers de s'imaginer que leur manière de faire et de voir les choses correspond "à la pensée japonaise", alors qu'elle me fait bien plus penser à une pensée américaine d'une époque industrielle disons, post-seconde guerre mondiale...étonnant.

    Bref, comme le disait COBRA : "オレたちなんだって、バカじゃないぞ!"

    http://www.youtube.com/watch?v=reOB28-7eMo

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