mercredi 11 mai 2011

Fukkô


Bon, alors, déjà, le setsuden, tout ça, oubliez tout ce que je vous ai dit. Les deux pauvres escalators de ma gare ne fonctionnent toujours pas, mais juste à côté, un bâtiment commercial tout neuf, dont aucune enseigne n’a encore ouvert à l'étage, fait fonctionner les siens toute la journée. Le rôdage, sûrement…
Et surtout, l’autre soir, à Shinjuku, à part quelques rares immeubles plongés dans le noir, tout était comme d’habitude : écrans publicitaires géants hurlant sur les façades, queues devant les restaurants, magasins remplis à 22h.

Tout ceci sans doute lié, une fois de plus, au leitmotiv du moment : « tout est normal, rien à signaler. » De très nombreuses initiatives voient le jour afin de revenir à une activité normale, et pour cela incitent à la consommation pour relever le pays. Soutenir le Tôhoku par des achats, c’est le fukkô, la « reconstruction ». Belle idée, mais dont la question des limites se pose, si l’on est un tout petit peu cynique : aucun vendeur de voiture qui n’affiche un « achetez pour le Japon ! », aucun fabricant d’électro-ménager qui ne fasse de pub pour ses appareils « écologiques » qui utilisent moins d’électricité. Soit, l’économie en tant que système global se relance par la consommation ; à qui exactement cela profite pour le moment, c’est une autre affaire.

Là où, pour ma part, ça coince vraiment, c’est au niveau des campagnes du gouvernement pour le fukkô. Je préfère préciser d’avance que ce que j’écris n’engage que moi, et je ne l’écris que sur la base de ce que je vois tous les jours et entends de la bouche de mes amis et connaissances ici. Je ne suis experte ni en média japonais, ni en nucléaire.

Le gouvernement, donc, a lancé une campagne pour le « fukkô », s’adressant à tous les Japonais, pour engager chacun à accomplir de petits actes du quotidien qui, mis bout à bout, mèneront au rétablissement du pays. Dans ces affiches que j’ai vues dans tous les trains que j’ai emprunté à Tokyo depuis deux semaines, on peut notamment lire qu’un des actes de soutien au pays, donc acte qu’on peut dire « patriotique », consiste à manger des salades de légumes du Tôhoku. Ha. 



Alors, évidemment, le département de Fukushima, et même les départements limitrophes, ne sont pas l’ensemble du Tôhoku, et il ne faut pas tout confondre. Evidemment, c’est bien de vouloir éviter les réactions de rejet radicales : certaines personnes venues de la zone évacuée se sont déjà fait refuser dans des hôtels et traiter en pestiférées, et cela, c’est très grave.

Mais le problème est que le débat sur la contamination des aliments n’a pas lieu. Le pic de radioactivité est passé, circulez, y’a rien à voir. Ou plutôt si : des ministres croquant des tomates de Fukushima en disant qu'elles sont très bonnes. Fin du "débat".
Et force est de constater qu’il n’est pas de bon ton de vouloir savoir d’où proviennent les légumes que l’on a dans son assiette. Il est même carrément tabou d’en parler : chacun fait ses courses sans montrer de suspicion, et cela même si les boîtes d’œufs et les briques de lait (toujours cru ici, pas d'UHT)  n’ont aucune mention d’origine. Aucun restaurant n’affiche d’information de provenance pour rassurer la clientèle, et bien sûr, personne ne pose de question sur les ingrédients du menu.  

Pire : se méfier est, en réalité, un acte anti-patriotique. Le discours ambiant est clair : il faut être soudés, aller tous ensemble de l’avant vers la reconstruction, et cela implique de ne pas remettre en cause ce que dit le gouvernement. Pour enfoncer le clou, une bonne dose de culpabilisation de ceux qui voudraient réfléchir par eux-mêmes n’est pas de trop.
Entendu la semaine dernière dans mon cours :
« J’ai vu des épinards qui étaient passés de 100 yens (=0,80 €) à 10 yens la botte au magasin ! C’étaient des épinards qui venaient de Fukushima. Les pauvres agriculteurs, il faut acheter leurs produits ! S’ils sont en vente, c’est bien qu’ils sont bons d’après les critères de contrôle du gouvernement. »
En fait, il y a même des associations de personnes qui encouragent à acheter des légumes provenant spécifiquement de Fukushima. 


Individuellement, il y a bien sûr des Japonais qui émettent des doutes ; mais la plupart d’entre eux évitent d’en parler trop fort. L’une des idées que j’ai entendues d’une amie est que les habitants de Tokyo culpabilisent vis-à-vis des habitants de Fukushima, car la centrale qui a détruit leur région alimentait la capitale en électricité. C’est donc aux Tokyoïtes, bénéficiaires de cette énergie, de faire quelque chose pour les sinistrés, et notamment les agriculteurs qui risquent la faillite. Comme si la responsabilité du choix nucléaire retombait sur les épaules de millions d’individus… alors que ceux-là n’ont jamais eu leur mot à dire dans le débat. Débat qui n’a de toute façon pas eu lieu (encore un), puisque les chercheurs anti-nucléaires n’ont pas voix au chapitre à l’université, et que les centrales ont été vendues avec des campagnes de communication où le nucléaire fait partie des énergies qui protègent la nature et les pingouins trop mignons, au même titre que le solaire et l’éolien…


L’hypocrisie de cette culpabilisation est de toute façon manifeste : qui mange des légumes de Fukushima en grande quantité aujourd’hui ? Les clients des chaînes de restaurant les moins chères (il faut que je retrouve la source). Et les enfants des écoles de Fukushima, à la cantine ; écoles dont le gouvernement a autorisé la réouverture en remontant le seuil acceptable de radioactivité pour un enfant à 20 millisieverts, soit la dose maximale en France pour les employés des centrales

Je ne prétends pas détenir de solution ; le préjudice porté à la région sinistrée est catastrophique, un agriculteur de Fukushima s’est déjà suicidé. Mais la gestion du problème donne vraiment le sentiment d’une politique de l’autruche, pour ne pas dire « criminelle », comme une amie Japonaise. L’associer à l’idée de patriotisme fait tout simplement peur.

Ici et là, je vois quelques affiches de "fukkô" franchement nationalistes. J’entends plus souvent qu'avant les camions noirs passer dans la rue… Je ne suis pas la seule à l’avoir remarqué. Espérons que ça n’a rien à voir.

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