Au Japon, dans les librairies, il y a un rayon un peu particulier, intitulé « nihonjinron ». Littéralement, cela signifie « traité sur les Japonais » : en clair, des thèses sur les particularités des Japonais et de leur culture, écrites (très majoritairement) par des Japonais. Ces livres représentent des milliers de titres parus depuis les années 1960. Ils ressassent tous à peu près les mêmes idées, et sont extrêmement populaires : les « traits de caractères typiquement japonais » qui y sont décrits sont donc connus de presque tout le monde. Et la majeure partie des gens y adhère.
Dans ces livres de regardage de nombril, on apprend donc, par exemple, que la valeur japonaise par excellence est le « wa », l’harmonie : pas de conflit dans la société japonaise ! Les Japonais ont tous un « cœur » japonais, le « kokoro » : ils partagent tous une certaine sensibilité… corollaire : si vous êtes pas Japonais, vous ne les comprendrez pas, laissez tomber.
Ces écrits très sérieux vous apprennent aussi entre autres que si les Occidentaux sont doués pour l’esprit de synthèse, c’est parce qu’en Occident il y a des déserts. Au Japon, il y a des forêts : donc eux, c’est l’esprit d’analyse leur point fort. Autre perle : si les Occidentaux sont agressifs, c’est qu’ils mangent beaucoup de viande… Les Japonais eux mangent du riz, et le riz, c’est mou (enfin surtout le riz japonais) : d’où la culture du consensus et des rapports plus doux entre les gens.
Évidemment, ça sent le gros cliché à plein nez. Et c’est souvent teinté de nationalisme. C’est là que les problèmes commencent.
Car dans cette logique, les Japonais sont complètement différents du reste du monde. Différents, c’est-à-dire, pour beaucoup d’auteurs de nihonjinron : ils sont meilleurs.
Alors bon, on peut se dire que c’est pas pour autant que tous les Japonais croient dur comme fer à toutes les généralités qu’on peut trouver dans ces bouquins. D’ailleurs, ma coloc nie en bloc l’existence de tout ça : « Nihonjinron ? Jamais entendu parler ! ».
La semaine dernière en cours de japonais, notre prof nous a fait lire un texte de toute beauté dans le genre. L’auteur, apparemment très connu, y décrit quelques formules de politesse japonaise un peu difficiles à comprendre pour les étrangers… jusque là tout va bien. Puis il embraye d’un coup sur : « les Américains, quand ils cassent un verre, ils ne disent pas « j’ai cassé un verre » mais « le verre s’est cassé ». Comme si le verre s’était cassé tout seul. D’ailleurs j’ai demandé à des Européens et des Australiens et même des Chinois, ils disent pareil. Nous, Japonais, nous disons « j’ai cassé le verre », car nous assumons nos responsabilités. Nous reconnaissons nos torts quand nous cassons quelque chose. Peut-être qu’il n’y a que les Japonais au monde qui disent comme ça. N’est-ce pas merveilleux ? Je pense que c’est là la vertu des Japonais. » (propos abrégés mais ce sont bien ces mots qui sont employés).
Passons sur le fait que c’est faux et qu’en français, en anglais et sûrement dans les autres langues aussi, il est tout à fait naturel aussi de dire « j’ai cassé un verre ».
Subtil, le jugement de valeur déguisé en leçon de grammaire ! Avec l’emploi du mot « vertu » et l’idée « il n’y a que les Japonais qui ont ce sens de responsabilité », ça fait un peu peur.
Cela dit, si mon prof nous a fait lire ce texte, c’était pour avoir nos avis (moi française et les autres élèves, russes et philippines) car il se doutait qu’on ne serait pas d’accord. Les gens n’avalent pas toutes ces idées prémâchées comme ça, en fin de compte. Enfin, au moins ceux qui ont l’habitude de travailler avec des étrangers.
Le truc, c’est que ce texte était sur le programme d’examen d’entrée d’un collège en 2005…
A ce rythme-là, les préjugés contre les étrangers ne sont pas près de disparaître au Japon.
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